Épilogue

Cette fois-ci, les fenêtres de l’auberge du Lion d’Or n’avaient plus à se garder de la pluie et de la bise glacée ; grandes ouvertes, elles recevaient ce qui était un peu plus qu’une douce brise. Il n’y avait plus de moutons dans la rade de Plymouth. Le soleil de midi, brillant de tous ses feux, jetait sur l’eau bleue des milliers de reflets dansants, caressant avec une amicale douceur les badauds assemblés en foule le long du quai et de la jetée.

Mais le télescope était toujours à sa place et la chambre exactement telle que Bolitho se la rappelait. Et cependant, il y avait quelque chose de changé. Tandis qu’il observait la foule indolente des citadins allant et venant sous sa fenêtre, il était conscient de l’absence de vie qui régnait dans la chambre, un vide tranquille qui semblait n’attendre que son départ. A cet instant précis, il pouvait entendre l’aubergiste traîner les pieds derrière la porte, s’étonnant encore, sans aucun doute, de l’étrange requête de Bolitho et s’agitant impatiemment dans l’attente de son départ afin que de nouveaux clients pussent reprendre la chambre, comme lui-même l’avait fait autrefois.

La plupart des gens qui se trouvaient sur le front de mer n’étaient venus que pour une seule raison : ils regardaient les vaisseaux à l’ancre, exprimant les uns leur fierté, les autres leur horreur devant les blessures infligées par l’ennemi. Comme si leur simple présence était une façon de partager cette victoire. Tout succès était le bienvenu en ces temps incertains. Mais contempler les prises de guerre, sentir l’odeur de poudre et de mort leur procurait plus de satisfaction que de lire un vague compte rendu dans le journal local ou d’écouter les nouvelles criées par quelque courrier se hâtant vers Londres.

Bolitho effleura la longue-vue de laiton. Il suivit un instant du regard le va-et-vient des petites embarcations affairées qui promenaient leurs clients autour de la silhouette imposante de la Tornade, le grand trois-mâts de Lequiller. Dans quelques mois, ce navire reprendrait la mer sous le pavillon de son ancien ennemi. Avec un nouveau commandant et un nouvel équipage, ainsi qu’un nouveau nom, soigneusement choisi, qui ferait oublier son identité précédente.

Il se félicitait que l’Hyperion ne fût pas là, exposé à la curiosité générale, telle une relique grotesque. A peine s’étaient-ils glissés dans la rade le matin précédent qu’il avait été déhalé dans l’arsenal, ses pompes s’efforçant toujours vaillamment d’étaler. Une chose était certaine : le vieil Hyperion ne combattrait plus jamais. Les survivants avaient été débarqués et dispersés suivant les besoins de la flotte, et le navire gisait, vide et sans vie, dans l’attente de son ultime destin. Au mieux, il pourrait être utilisé comme casernement. Au pire… – Bolitho refusait d’envisager cette possibilité – il pourrait finir ses jours dans un estuaire ou une rivière comme ponton. Il l’avait quitté quelques heures plus tôt, attristé par ce qu’il avait vu. Mais jamais il n’aurait pu abandonner son vieux compagnon sans lui avoir rendu les derniers devoirs.

Tandis qu’il arpentait la dunette dévastée, il avait pensé au trajet de retour après la bataille. Un voyage de près de deux semaines. Si le golfe de Gascogne ne s’était pas montré clément, l’Hyperion ne serait pas ici aujourd’hui, mais reposerait en paix par le fond. A la fin de la première semaine, les navires qui progressaient lentement avaient subi un orage soudain. Un des deux-ponts français avait brisé sa remorque et chaviré en quelques minutes. Si le grain avait été plus violent, il est douteux que l’Hyperion eût pu s’en tirer.

Le retour avait exigé des efforts et un travail constants, et requis toute l’habileté, toute l’attention dont ils étaient capables pour survivre. Chaque jour avait semblé une semaine, chaque jour avait vu le nombre de morts augmenter et les blessés, de plus en plus éprouvés, abandonner tout espoir.

Enfin ils avaient été rejoints par l’escadre de sir Manley Cavendish, et leur tâche s’en était trouvée quelque peu facilitée. Mais Bolitho était trop épuisé pour pouvoir se rappeler autre chose que des images floues, des scènes sans lien entre elles. Seule la souffrance, si terriblement présente au long de ce voyage, refusait de se laisser oublier.

Plus rien d’autre ne semblait avoir de consistance, ni les marques de sympathie et les félicitations, ni la poignée de main de Cavendish et ses promesses de promotion.

Marchant le long du quai, il avait contemplé les trous énormes ouverts par les boulets dans la coque du navire, les traînées de fumée, les taches de sang séché, et s’était demandé si le vaisseau lui-même pouvait pressentir que sa vie venait effectivement de s’achever.

Mais lorsqu’il avait atteint l’avant, il s’était arrêté pour observer la figure de proue au regard fier, et, pendant quelques instants, il s’était imaginé avoir trouvé la réponse à ses interrogations. Pas la moindre trace de consternation ou de désespoir. Le regard du dieu Soleil était toujours aussi assuré, son trident toujours pointé vers un l’horizon chimérique avec la même indifférence, la même arrogance. Après vingt-trois ans de bons et loyaux services, le vaisseau avait sans doute mérité sa retraite et c’était une erreur que de lui souhaiter autre chose.

A son retour de l’arsenal, Bolitho n’avait pu s’empêcher de penser à ce qui l’attendait, lui. Les rescapés de son équipage ne tarderaient pas, volontairement ou non, à repartir en mer, mêlant leur vie à celle de nouveaux équipages et gagnant de nouveaux mondes avant même d’avoir eu le temps de rendre grâce au ciel qui leur avait permis de survivre. Il lui avait été difficile de les voir partir et de trouver les mots justes, ces mots qui semblaient aujourd’hui se presser sur ses lèvres alors que le moment opportun était passé. Gossett, Tomlin, tous ceux qui avaient tant partagé et tant fait. Et bien sûr, il y avait Inch, qui en ce moment même tentait de rejoindre la femme avec laquelle il espérait se marier avant d’être, lui aussi, affecté sur un autre bâtiment, sous les ordres d’un commandant qui, du moins Bolitho l’espérait-il, comprendrait sa façon de faire et apprécierait sa loyauté à toute épreuve.

Nombre de survivants de l’Hyperion avaient par chance été transférés directement au sein de l’équipage de Herrick, qui avait beaucoup souffert ; eux aussi seraient à la mer dans quelques semaines. Quant à l’Impulsive, s’il avait subi d’énormes pertes humaines, les dégâts matériels qu’il avait eu à essuyer s’étaient révélés finalement des plus légers.

Même Pelham-Martin semblait étrangement satisfait. Peut-être la pensée de se reposer sur les lauriers que lui valaient ses blessures, doublée par la perspective de recevoir la majeure partie des prises payées par le sang d’autres moins chanceux que lui, aplanissait-elle ses premières craintes d’être accusé d’insubordination. Bolitho découvrit que cela lui était indifférent.

La porte s’entrouvrit et l’aubergiste appela anxieusement :

— Je vous demande pardon, commandant, mais je me demandais combien de temps vous aviez l’intention de rester ?

Il toussota lorsque Bolitho se retourna vers lui et poursuivit :

— Il y aura bientôt un autre officier de marine et sa femme qui ne tarderont pas à se manifester et…

Sa voix s’étouffa quand il vit Bolitho prendre son chapeau et se diriger vers la porte :

— J’en ai fini, merci.

Le bonhomme s’essuya le front et le regarda avec un soulagement évident se diriger vers l’escalier.

Bolitho pensa que l’homme ne se souvenait même pas de lui. Et pour quelle raison aurait-il dû le faire ? Pourtant lui-même se souvenait avec exactitude du moindre détail de son dernier départ. Sept mois déjà ! Il pressa le pas et dut se faire violence pour ne pas regarder en arrière. Comme s’il s’attendait à la voir là, sur le palier, qui le regardait partir.

Il se heurta presque à un jeune capitaine de frégate et à une jeune fille aux yeux brillants qui montaient l’escalier en toute hâte. Il les regarda passer. Pour eux, il aurait tout aussi bien pu être invisible. Leur temps, comme cela avait été le cas pour lui, était trop précieux pour être partagé, trop important pour être gaspillé à autre chose que leur propre bonheur.

Au pied de l’escalier, il s’arrêta et s’examina dans le miroir. Il avait eu tort de venir ici. Ou était-ce un moyen déguisé de repousser à plus tard ce qu’il lui fallait pourtant faire ? Il crut entendre un bruit de roues et de sabots sur la route et se détourna brusquement du miroir, comme pris de panique.

Revenir à Falmouth, mais pour y trouver quoi ? La maison lui semblerait-elle vraiment si vide, ou subsisterait-il encore là-bas une présence qu’il pourrait conserver et ne partager avec personne ? Il ressentit un soudain élan d’espoir, une force étrange qui le remua au-delà de toute imagination.

Il sortit dans la lumière aveuglante du soleil et salua quelques badauds attroupés qui l’acclamaient, l’un d’eux allant jusqu’à porter son enfant à bout de bras pour lui permettre de mieux voir. La voiture attendait, en effet, et Allday se tenait à côté d’elle, les yeux plissés par la réverbération, dévisageant les promeneurs avec nonchalance. Son visage buriné laissait à peine transparaître la tension endurée au cours des semaines écoulées.

— Tout est prêt ? s’enquit Bolitho.

— Tout est arrimé.

Il fit un geste du pouce :

— Et lui, commandant ?

Bolitho se retourna vers le garçon assis sur une bitte d’amarrage, étudiant le modèle réduit que Bolitho avait reçu à Sainte-Croix.

— Venez ici, monsieur Pascœ, dit-il.

Tandis que le garçon approchait, Bolitho se sentait à la fois triste et étrangement ému. Plus encore, il se sentit soudain honteux. Honteux de ne penser qu’à ses propres pertes ou blessures quand d’autres, beaucoup d’autres, avaient tant à endurer avec moins de soutien que lui. Et Hugh était mort lui aussi. Rendu à l’océan avec tous les autres. Et ce garçon qui avait été témoin de scènes et d’actions plus terribles que tout ce que l’on pût imaginer n’avait rien su de sa véritable identité.

Pascœ leva les yeux vers lui, des yeux embrumés et fatigués. Bolitho étendit le bras et posa la main sur son épaule :

— Nous n’avons pas toute la journée, tu sais, Adam.

— Commandant ?

Bolitho se détourna, incapable de soutenir le sourire radieux d’Allday et l’évidente gratitude du garçon. Il dit abruptement :

— Nous rentrons chez nous, alors monte, veux-tu !

L’aspirant ramassa vivement son sac et se hissa derrière lui :

— Merci, mon oncle ! fut tout ce qu’il trouva à dire.

 

Fin du Tome 10



[1]Le 1er juin 1794, l'amiral Richard Howe avait défait la flotte française au large d'Ouessant. (NdE)

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